Une mère anglaise, un père cachemiri, Hari Kunzru –
né à Londres en 1969 – a fait ses premières gammes dans le journalisme
avant d’être repéré par la revue
Granta comme l’un des jeunes
romanciers les plus originaux du début des années 2000. Il venait alors
de publier un récit débordant de drôlerie,
L’Illusionniste, qui
pastiche malicieusement Kipling en évoquant les multiples métamorphoses
d’un «demi-roupie» condamné à une existence vagabonde dans l’Inde
post-coloniale. Et puis, avec
Leela, Kunzru changea totalement
de décor en mettant en scène, sur fond de panique cybernétique, un
apprenti sorcier assez diabolique pour envoyer sur le Net un virus
capable de paralyser l’économie planétaire.
Les
écrivains sont souvent des êtres décalés. S’ils ne pensaient pas que le
monde est étrange, voire incompréhensible, ils n’éprouveraient pas le
besoin d’écrire
Dans ces deux romans, le
Britannique a inventé des personnages sans visage, sans véritable
identité. Comme eux, il se sent «mal adapté à notre monde». Et
d’ajouter: «Les écrivains sont souvent des êtres décalés. S’ils ne
pensaient pas que le monde est étrange, voire incompréhensible, ils
n’éprouveraient pas le besoin d’écrire. Leur vocation naît de cette
frustration. Personnellement, j’ai parfois l’impression d’être un
étranger ici-bas. Non pas un résident à temps plein dans notre époque,
mais plutôt un simple visiteur.»
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Mes Révolutions,
son troisième roman, était de nouveau taraudé par la question de
l’identité, puisque son héros est un Janus britannique égaré dans une
société où il n’arrive pas à trouver sa place. Et pour cause: le lecteur
finit par découvrir qu’il a vécu trois décennies dans le mensonge sous
un faux nom, parce qu’il a du sang sur les mains pour avoir frayé avec
les groupuscules terroristes des années de plomb.
Un blues prodigieux
L’imposture est encore au cœur de
Larmes blanches,
où Kunzru renouvelle une fois de plus son inspiration en s’immergeant
dans le monde de la musique. Débarqué de son New Jersey natal après une
adolescence difficile, ex-coursier au
New York Herald Tribune, Seth – le narrateur – est un
misfit
aux poches vides, doublé d’un infatigable traqueur de sons. Muni de
petits micros collés à l’oreille, il déambule à travers New York pour
enregistrer les bruits de la ville. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est
la musique noire des années 1930, ces voix s’élevant du passé comme «un
refuge loin du monde». Heureux hasard: alors qu’il se promène du côté
de Washington Square, il observe une partie d’échecs en plein air, dont
l’un des joueurs – un grand Black inconnu affublé d’une casquette de
base-ball – entonne un blues prodigieux, «Oh oui, vraiment un jour
j’m’achèterai un cimetière, et ce jour-là j’mettrai tous mes ennemis en
terre…» De cette mélodie miraculeuse, Seth ne perdra pas une miette et
la réécoutera en boucle sur son magnétophone portatif.
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Son
ami Carter partage la même passion. Et collectionne les vieux vinyles
poussiéreux où l’on entend «le temps inverser son cours». Ensemble, dans
un petit studio improvisé, Seth et Carter vont nettoyer
l’enregistrement de Washington Square jusqu’à obtenir un a cappella
parfait. Une voix comme celle-ci vaudra de l’or. Et c’est alors que la
supercherie entre en scène: à force de bidouillages sophistiqués, les
deux complices finissent par lancer sur la Toile le blues du joueur
d’échecs en le faisant passer pour un morceau des années 1930 retrouvé
dans de fantomatiques archives, un chef-d’œuvre vintage dû à un artiste
noir injustement oublié dont ils vont aussi inventer le nom – Charlie
Shaw.
Agression sauvage
La suite tient du polar. Parce
qu’un collectionneur prétend que ce Charlie Shaw a bel et bien existé.
Et parce que Carter atterrit à l’hôpital après avoir été sauvagement
agressé dans le Bronx. Pour Seth, cette affaire est sans doute liée à
leur arnaque sur Internet et il s’embarquera jusqu’au fin fond du
Mississippi pour retrouver les éventuelles traces du mystérieux
chanteur. Une enquête qui permet à Kunzru de remonter le temps jusqu’à
cette époque où les Noirs inventaient le blues dans l’Amérique de la
ségrégation, avant que les Blancs ne fassent main basse sur leur
musique.
Larmes blanches relève aussi de la comédie des mœurs lorsque l’auteur de
L’Illusionniste
s’amuse à portraiturer la faune borderline de New York, hipsters
tatoués de partout, pseudo-artistes reclus dans les lofts de TriBeCa,
punks à la ramasse, tagueurs de trottoirs, «filles mélancoliques en cols
roulés lisant des livres français». Reste la profonde nostalgie du
romancier pour les musiques du passé, dont on retrouve les sortilèges
quand les vinyles tournent sur les platines. «Lorsque tu écoutes un
vieux disque, écrit-il, tu ne peux pas avoir l’illusion d’assister à un
concert. Tu écoutes à travers un crachin gris de parasites. Tu ne peux
jamais oublier combien tu es loin. Tu l’entends toujours, le son de la
distance temporelle. Mais quel est le lien entre l’auditeur et le
musicien? Que l’un des deux soit vivant, et l’autre mort, importe-t-il?»
Pas
de fausses notes dans ce roman qui sonne comme du BB King, au cœur
d’une Amérique où surgissent les voix blessées de tant de bluesmen en
colère.
Hari Kunzru, «Larmes blanches», traduit de l’américain par Marie-Hélène Dumas, JC Lattès, 380 p.