Depuis dix ans, la fine fleur du street art mondial s’approprie à tour
de rôle cette paroi du 11e arrondissement. Récit d’une journée
de septembre qui a vu l’artiste Levalet investir ce projet artistique à
taille humaine.
Un samedi de septembre. Il est 8h30, et Oberkampf, qui vibre de
jour comme de nuit, n’a toujours pas sommeil. Les lève-tôt et les
joggeurs croisent des oiseaux de nuit fatigués. Certains s’arrêtent sur
une petite place bordée d’arbres, au croisement des rues Oberkampf et
Saint-Maur, dans un café, le bien-nommé La Place verte.
En ce matin ensoleillé, un nouvel artiste vient s’emparer de cet espace vierge, y intervenir en toute liberté et créer une nouvelle fresque éphèmère, d’une durée de vie programmée : quinze jours, soit 336 heures. De 2007 à 2009, le mur était un panneau publicitaire blanc de 24 m2 plaqué sur une immense tôle vert pomme qui recouvrait la façade aveugle. « Ce rectangle de 8 mètres par 3 est un format idéal. Il correspond à la réunion de deux panneaux de 4 mètres par 3. L’affichage publicitaire se faisant désormais sur des panneaux lumineux électroniques, on a demandé aux annonceurs (Decaux, Avenir, Giraudy…) de nous laisser ces espaces, afin de sensibiliser le public à l’art urbain et faire entrer l’art dans la vie des gens ! » résume Bob Jeudy, actuel président de l’association.
Sur la terrasse, les garçons de café ont dressé trois double rangées de chaises bistrot et de petites tables guéridons. Thom-Thom et Thierry, permanent de l’association, sont présents pour accueillir l’invité de la quinzaine.
Mais comme Miss Van pour ses pin-up érotiques, Nerone pour son tapis de fleurs, ou Bordalo, tout à son rat en 3D, Levalet a besoin d’une grande échelle pour s’attaquer au mur d’Oberkampf. L’association a tout prévu : Thierry et Thom-Thom extraient d’un petit cagibi des escabeaux géants professionnels.
« Je travaille plutôt avec les infractuosités du réel, dans des dimensions plus intimes, plus humaines… Ce mur, incontournable à Paris, me semblait trop grand », explique Levalet, « mais quand on me l’a proposé dans le cadre d’un partenariat avec la Biennale d’art urbain de Völklinger en Allemagne, j’ai choisi de relever le défi, avec comme matériau du papier peint. Cela me permet de raconter une histoire que j’ai appelée “Territory” : c’est une métaphore des “guerres de territoires” à travers le monde, où chacun essaye d’étendre ses couleurs au maximum dans un espace donné. Ca évoque aussi l’histoire du mur qui est une succession de recouvrements (Levalet est le 242e artiste à intervenir, NDLR) et la pratique du graffiti, à l’origine de démarches comme le mur. D’autres “guerres de territoires”, picturales cette fois. »
Les premiers lais à grosses rayures gris et blanc donnent à la façade un petit côté « salon cosy » qui attire l’oeil. En jeans et tee-shirt, Levalet dilue de la colle dans des litres d’eau, avec un fouet à pâtisserie, dans un seau assez large pour y plonger ses balais brosse. Il faut en préparer une belle quantité : le mur, plein d’aspérités, s’effrite par endroits. Et le papier, bien que saturé de colle, a du mal à adhérer. Avec une brosse, Levalet chasse les plis partout où le papier gondole.
11h30. Petite agitation au premier rang de la terrasse. Des clients ont repéré un nid de pigeons à l’aplomb des tables. Gare aux fientes… Levalet doit déplacer son sac et ses rouleaux. Thom-Thom, quant à lui, a repéré des débris qui gênent le collage. Sur l’échelle, il joue les lacérateurs en arrachant des vieilles couches de peinture. Rayures + papiers arrachés : le mur de Levalet est à mi-chemin entre une œuvre de Buren et une création de Villéglé.
Sous son grand chapeau, un Juif hassidique au pas décidé s’arrête quelques instants pour regarder le travail, avant de filer. Puis c’est au tour d’une promeneuse au landau rose de s’arrêter quelques minutes pour admirer le mur. Immanquable dans le quartier, cette dame élégante promène trois colleys : deux, tenus en laisse, martèlent le bitume, tandis que le troisième (âgé ? bourré d’arthrose ?) trône dans une poussette pour canidés framboise dernier cri. Elle pose devant le mur avec ses chiens. Première image d’une longue série de selfies, d’autoportraits et de jeux de rôle au pied du mur.
Un jeune père, trottinette d’une main et caddie de l’autre, explique à son enfant de 5-6 ans qu’« en revenant des courses, ce sera plus avancé ». Peine perdue, le petit garçon, hypnotisé par le spectacle, reste planté là. Malgré l’attroupement d’une vingtaine de personnes, Levalet travaille, imperturbable. « Je ne fais pas très attention à ce qui se passe autour de moi. Je suis concentré. C’est le travail qui parle aux gens, pas moi. » Ses personnages ressemblent singulièrement à leur auteur : même corpulence, mêmes look et coupe de cheveux. « Je dessine d’après des photos de moi, car je m’ai souvent sous la main, plaisante-t-il. Mais il n’y a aucun propos sur l’autoportrait. Ce n’est pas moi, c’est un homme. » Passé maître dans les superpositions de motifs et effets de matière, il s’amuse aussi avec ses outils fétiches : le balai-brosse et la brosse à maroufler. « Oui, là, il y a effectivement une mise en abyme du colleur qui colle des colleurs », reconnaît-il.
15h00. Une fois n’est pas coutume, le vernissage est avancé, car l’artiste est également exposé dans une galerie à l’autre bout de Paris, le même jour. Après avoir paraphé son œuvre à l’encre de Chine, Levalet colle à l’arrache un huitième personnage, non pas sur le mur, mais sur un containeur de verre recyclé, agrandissant d’un coup le champ de son intervention. « J’avais prévu un personnage supplémentaire, mais je ne savais pas où le coller ». Orné d’un bonhomme accroupi, l’objet en plastique disgracieux devient soudain plus intéressant. Mais pour combien de temps ? Le personnage en papier adhèrera-t-il sur le plastique ? Sera-t-il récupéré par les gens qui viennent déposer leurs bouteilles, ou réduit en bouillie en deux averses ?
« Certaines oeuvres restent deux jours en place, d’autres, deux ans. La dimension éphémère fait partie du travail. Une fois, j’ai construit un château en carton en l’agrafant sur un support en bois. Il s’est démoli avec le temps, sous la pluie. » L’identification des passants avec les personnages de Levalet opère, instaurant un effet miroir immédiat et une appropriation du mur par la rue. C’est une constante avec les œuvres représentant des corps et des figures humaines (du guitariste de Mimi The Clown aux personnages de Kashink ou de Zabou, pianotant sur leurs portables). En découvrant la fresque de Levalet, une femme s’accroupit au pied du mur, sa main en visière devant les yeux, comme l’un des personnages. Un homme, de dos, fait mine de jouer avec une brosse téléscopique imaginaire.
Puis trois minutes plus tard, une femme joue aux majorettes avec un balai et pose devant les objectifs. Le compteur démarre. Plus que 329 heures avant que le Français Brusk, expert du dripping style (coulures), ne s’empare du mur. Pour une nouvelle histoire.
Un mur palimpseste
Dans le recoin de la terrasse, une grande paroi noire accroche les regards : c’est Le M.U.R. (Modulable. Urbain. Réactif) créé il y a dix ans par deux pionniers du street art, Jean Faucheur et Thomas Schmitt, alias Thom-Thom. Chaque mois depuis dix ans, le collectif associatif qui gère le mur invite deux créateurs différents à participer au jeu du surgissement et de l’effacement : en effet, hier encore, les piétons pouvaient y admirer le travail de l’Allemand Case Maclaim et sa grande main, aux veines apparentes, posée sur l’épaule d’une jeune femme. Mais vers 18h, le couperet est tombé sur cette oeuvre troublante et forte : en une heure, à grands coups de rouleaux, le « mur palimpseste » a été repeint en noir.En ce matin ensoleillé, un nouvel artiste vient s’emparer de cet espace vierge, y intervenir en toute liberté et créer une nouvelle fresque éphèmère, d’une durée de vie programmée : quinze jours, soit 336 heures. De 2007 à 2009, le mur était un panneau publicitaire blanc de 24 m2 plaqué sur une immense tôle vert pomme qui recouvrait la façade aveugle. « Ce rectangle de 8 mètres par 3 est un format idéal. Il correspond à la réunion de deux panneaux de 4 mètres par 3. L’affichage publicitaire se faisant désormais sur des panneaux lumineux électroniques, on a demandé aux annonceurs (Decaux, Avenir, Giraudy…) de nous laisser ces espaces, afin de sensibiliser le public à l’art urbain et faire entrer l’art dans la vie des gens ! » résume Bob Jeudy, actuel président de l’association.
Sur la terrasse, les garçons de café ont dressé trois double rangées de chaises bistrot et de petites tables guéridons. Thom-Thom et Thierry, permanent de l’association, sont présents pour accueillir l’invité de la quinzaine.
Levalet entre en action
9h10. Charles Leval, dit Levalet, 29 ans, arrive. Il pose sur le sol un grand sac de sport, d’où émergent des rouleaux de papier peint industriel, largeur XXL, tous étiquettés avec précision. Dans l’éventail des techniques du street art (du pochoir à la mosaïque), le jeune Français fait partie des « colleurs » : il affiche dans l’espace public des personnages et une galerie d’accessoires – chapeaux, balais, lunettes, casseroles … – préalablement découpés dans son atelier, puis retravaillés à l’encre de Chine et à l’acrylique. Des personnages élégants et poétiques, à l’échelle 1, qui jouent avec l’architecture ; des silhouettes chaplinesques en équilibre ou en trompe l’oeil sur des murs ; et des bonhommes qui se contorsionnent sur l’infinie panoplie et tuyauterie du mobilier urbain (des marches d’escalier aux grilles d’aération, des parapets aux bacs à fleurs…).Mais comme Miss Van pour ses pin-up érotiques, Nerone pour son tapis de fleurs, ou Bordalo, tout à son rat en 3D, Levalet a besoin d’une grande échelle pour s’attaquer au mur d’Oberkampf. L’association a tout prévu : Thierry et Thom-Thom extraient d’un petit cagibi des escabeaux géants professionnels.
« Je travaille plutôt avec les infractuosités du réel, dans des dimensions plus intimes, plus humaines… Ce mur, incontournable à Paris, me semblait trop grand », explique Levalet, « mais quand on me l’a proposé dans le cadre d’un partenariat avec la Biennale d’art urbain de Völklinger en Allemagne, j’ai choisi de relever le défi, avec comme matériau du papier peint. Cela me permet de raconter une histoire que j’ai appelée “Territory” : c’est une métaphore des “guerres de territoires” à travers le monde, où chacun essaye d’étendre ses couleurs au maximum dans un espace donné. Ca évoque aussi l’histoire du mur qui est une succession de recouvrements (Levalet est le 242e artiste à intervenir, NDLR) et la pratique du graffiti, à l’origine de démarches comme le mur. D’autres “guerres de territoires”, picturales cette fois. »
Les premiers lais à grosses rayures gris et blanc donnent à la façade un petit côté « salon cosy » qui attire l’oeil. En jeans et tee-shirt, Levalet dilue de la colle dans des litres d’eau, avec un fouet à pâtisserie, dans un seau assez large pour y plonger ses balais brosse. Il faut en préparer une belle quantité : le mur, plein d’aspérités, s’effrite par endroits. Et le papier, bien que saturé de colle, a du mal à adhérer. Avec une brosse, Levalet chasse les plis partout où le papier gondole.
11h30. Petite agitation au premier rang de la terrasse. Des clients ont repéré un nid de pigeons à l’aplomb des tables. Gare aux fientes… Levalet doit déplacer son sac et ses rouleaux. Thom-Thom, quant à lui, a repéré des débris qui gênent le collage. Sur l’échelle, il joue les lacérateurs en arrachant des vieilles couches de peinture. Rayures + papiers arrachés : le mur de Levalet est à mi-chemin entre une œuvre de Buren et une création de Villéglé.
Théâtre à ciel ouvert
La performance, encore énigmatique, est loin d’être achevée, mais déjà, la place s’est transformée en la plus belle des scènes. Un théâtre à ciel ouvert qui attire les regards, et interagit avec les gens. « Un moment d’échange et de partage autour de l’art dans la rue », constate Bob Jeudy.Sous son grand chapeau, un Juif hassidique au pas décidé s’arrête quelques instants pour regarder le travail, avant de filer. Puis c’est au tour d’une promeneuse au landau rose de s’arrêter quelques minutes pour admirer le mur. Immanquable dans le quartier, cette dame élégante promène trois colleys : deux, tenus en laisse, martèlent le bitume, tandis que le troisième (âgé ? bourré d’arthrose ?) trône dans une poussette pour canidés framboise dernier cri. Elle pose devant le mur avec ses chiens. Première image d’une longue série de selfies, d’autoportraits et de jeux de rôle au pied du mur.
Un jeune père, trottinette d’une main et caddie de l’autre, explique à son enfant de 5-6 ans qu’« en revenant des courses, ce sera plus avancé ». Peine perdue, le petit garçon, hypnotisé par le spectacle, reste planté là. Malgré l’attroupement d’une vingtaine de personnes, Levalet travaille, imperturbable. « Je ne fais pas très attention à ce qui se passe autour de moi. Je suis concentré. C’est le travail qui parle aux gens, pas moi. » Ses personnages ressemblent singulièrement à leur auteur : même corpulence, mêmes look et coupe de cheveux. « Je dessine d’après des photos de moi, car je m’ai souvent sous la main, plaisante-t-il. Mais il n’y a aucun propos sur l’autoportrait. Ce n’est pas moi, c’est un homme. » Passé maître dans les superpositions de motifs et effets de matière, il s’amuse aussi avec ses outils fétiches : le balai-brosse et la brosse à maroufler. « Oui, là, il y a effectivement une mise en abyme du colleur qui colle des colleurs », reconnaît-il.
15h00. Une fois n’est pas coutume, le vernissage est avancé, car l’artiste est également exposé dans une galerie à l’autre bout de Paris, le même jour. Après avoir paraphé son œuvre à l’encre de Chine, Levalet colle à l’arrache un huitième personnage, non pas sur le mur, mais sur un containeur de verre recyclé, agrandissant d’un coup le champ de son intervention. « J’avais prévu un personnage supplémentaire, mais je ne savais pas où le coller ». Orné d’un bonhomme accroupi, l’objet en plastique disgracieux devient soudain plus intéressant. Mais pour combien de temps ? Le personnage en papier adhèrera-t-il sur le plastique ? Sera-t-il récupéré par les gens qui viennent déposer leurs bouteilles, ou réduit en bouillie en deux averses ?
« Certaines oeuvres restent deux jours en place, d’autres, deux ans. La dimension éphémère fait partie du travail. Une fois, j’ai construit un château en carton en l’agrafant sur un support en bois. Il s’est démoli avec le temps, sous la pluie. » L’identification des passants avec les personnages de Levalet opère, instaurant un effet miroir immédiat et une appropriation du mur par la rue. C’est une constante avec les œuvres représentant des corps et des figures humaines (du guitariste de Mimi The Clown aux personnages de Kashink ou de Zabou, pianotant sur leurs portables). En découvrant la fresque de Levalet, une femme s’accroupit au pied du mur, sa main en visière devant les yeux, comme l’un des personnages. Un homme, de dos, fait mine de jouer avec une brosse téléscopique imaginaire.
Puis trois minutes plus tard, une femme joue aux majorettes avec un balai et pose devant les objectifs. Le compteur démarre. Plus que 329 heures avant que le Français Brusk, expert du dripping style (coulures), ne s’empare du mur. Pour une nouvelle histoire.
Le MUR & vingt nouveaux murs depuis 2013
Situé à la lisière des n° 105 (la Place verte) et 107 rue Oberkampf (sur
l’immeuble de l’historique Café Charbon), le Mur est unique par la
diversité et la qualité des artistes qui l’ont repeint depuis sa
création en 2007 (pour une rétribution de 700 euros). Aujourd’hui, il a
des petits frères : vingt autres murs ont fleuri en France et en
Belgique depuis ces quatre dernières années. En 2011, le couple Ella et
Pitr investit une paroi aveugle vouée à la démolition à Saint-Etienne.
Puis des projets essaiment à Strasbourg, Toulon, Nancy, Epinal,
Mulhouse, Tours ou encore
Cherbourg
. «
Si une ville nous propose un mur de 50, 100 ou 200 m2, il n’y aura aucun problème : on va le faire vivre toute l’année
», affirme Bob Jeudy. «
Les
demandes se multiplient de façon spontanée. Tout le monde voudrait
avoir son mur. Et désormais, l’accueil des mairies est super. Ma
satisfaction, c’est de voir ce concept se multiplier et l’art urbain,
vivre une pleine reconnaissance
.»
C’est le cas également à Bordeaux où Pierre Lecaroz a, via l’association
Pole Magnetic, créée en 2013 avec Nicolas Logerau Lasserre, fait
habiller le mur qui orne l’entrée de l’hôpital Pellegrin par l’artiste Jef Aerosol. Puis avec le soutien de la ville, et un partenariat avec un fabricant de peinture régional, il a lancé le Mur Bordeaux en septembre 2014 : « J’avais
repéré un mur adossé à une école élémentaire sur la place Paul et
Jean-Paul Avisseau. La directrice, tout de suite intéressée, a posé une
seule condition : “Impliquer les enfants dans ce projet artistique.” Ce
qui est fait : on organise des ateliers pédagogiques pour les élèves qui
peignent leur propre fresque. Chaque artiste laisse également une trace
pérenne dans la cour de récré. Ce mois-ci, la quatrième saison s’ouvre
avec le duo Brusk et Ema. Il y a une demande des jeunes générations pour
l’art urbain, qui est fédérateur, intergénérationnel, gratuit et
accessible. »
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