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Moebius : interview d’un dessinateur mutant


Moebius, alias Jean Giraud, est mort le 10 mars. Il avait 73 ans. Il était l’un des rares auteurs de BD à passer de la SF au western. En 2010, à l’occasion de sa riche exposition à la Fondation Cartier, nous l’avions rencontré.


C’est l’homme aux deux noms et aux activités multiples : auteur et dessinateur de BD cultes, de Blueberry à L’Incal ; cofondateur de Métal hurlant en 1975, magazine expérimental et transgressif de bande dessinée SF ; collaborateur sur des films (Alien, Tron, Abyss, Le Cinquième Elément…). Unique dans la bande dessinée française, il a bouleversé les formes et les codes de sa discipline et on le célèbre dans le monde entier. Aujourd’hui, il sort Arzak l’arpenteur, qui redonne vie au héros d’une bande dessinée mythique publiée en 1975. Pour rendre hommage à cette carrière protéiforme et sans cesse réinventée, la Fondation Cartier lui offre une impressionnante exposition sur le thème de la transformation.

Entretien > Vous êtes à la fois Jean Giraud, père du lieutenant Blueberry, et Moebius, auteur et dessinateur de bandes dessinées de science-fiction. Pourquoi cette double identité ?

Moebius – Il était vital pour moi de prendre un pseudonyme, j’avais besoin d’un mot de passe pour naviguer d’un monde à un autre et pouvoir en revenir. Mais Jean Giraud et Moebius n’ont toujours fait qu’un. Il y a eu une mutation de la bande dessinée dans les années 1960-70 et je suis un des rares transfuges d’un genre à un autre. J’ai l’impression d’avoir réussi cette mutation sans abandonner le point d’origine.

L’idée de transformation revient souvent dans votre oeuvre et c’est aussi le thème de votre exposition…

Ce qui m’intéresse, c’est plutôt la difficulté à garder son identité et sa forme dans la métamorphose. Ça vient peut-être de ma bipolarité mais j’ai toujours eu du mal à garder les formes stables. Quelque chose glisse en moi qui rend les choses évanescentes. Le thème de la transformation subie s’est donc imposé. Quand mes personnages vivent normalement et que soudain des excroissances commencent à leur pousser, ce n’est pas normal mais monstrueux, presque une pathologie cancéreuse, une anarchie cellulaire ! L’instabilité physique que je traduis dans mes dessins rejoint l’angoisse de la folie, comme une métaphore de l’instabilité psychique.

Arzak l’arpenteur est la suite d’Arzach, histoire débutée il y a trente ans. Comment le personnage a-t-il évolué ?

Il y a trente ans, cette histoire sans paroles très énigmatique avait quelque chose de transgressif. Arzach était une espèce de boule d’énergie. Ça se voit dans le graphisme, dans le thème, dans le choix de l’orthographe mouvante (l’orthographe du nom du héros change au gré de ses apparitions – ndlr) et dans l’utilisation que j’en ai fait au cours des années, qu’il a traversées sous forme de toutes sortes d’avatars – je l’ai décliné en posters, en dessins, en films… Généralement, je lui donnais le nom de Starwatcher, “celui qui observe les étoiles”. Récemment, la maison d’édition que nous avons créée avec ma femme et qui se consacrait à mes oeuvres un peu marginales s’est voulue plus ambitieuse. Nous avons pensé que ça serait bien d’avoir un vrai titre, avec un héros. Par ailleurs, des producteurs japonais m’avaient demandé un sujet pour un film d’animation. J’avais écrit un scénario avec Arzach. Mais la production s’est effondrée et le scénario est resté. Arzak l’arpenteur vient de tout cela.

Vous avez commencé à dessiner très jeune, dès les années 1950. Qu’est-ce qui vous a mené vers la BD ?

Je viens d’une famille sans tradition artistique, ni du côté de mon père, qui était d’une famille bourgeoise, ni de celui de ma mère qui avait des origines paysannes. Je suis arrivé au dessin par deux biais. Dans la bibliothèque de mes grands-parents, il y avait pas mal de livres du XIXe siècle – pas de littérature mais des livres d’images, des gravures d’artistes comme Gustave Doré, Edouard Riou ou Alphonse de Neuville. Et parallèlement, à l’école, je retrouvais la culture de la jeunesse de l’époque, bercée par Tim l’Audace, Les Pieds Nickelés, Tintin… D’où ces deux pôles : le pôle Moebius, à travers tous ce graphisme du XIXe siècle, et celui de la BD purement productrice d’images simples pour enfants sur les thèmes de l’aventure.

Comment vous êtes-vous formé ?

J’ai travaillé avec Joseph Gillain (Spirou, Jerry Spring…) pendant un an. On peut dire qu’il m’a initié. J’étais déjà plein de sève, j’avais vendu beaucoup d’histoires dans les journaux mais ça partait dans toutes les directions, sans forme. Gillain a structuré pour toujours mon graphisme, c’était formidable. Un voyage au Mexique en 1956 m’a apporté de nouveaux thèmes qui annonçaient Moebius. Mais la maturation a été longue. C’est seulement quand je suis rentré à Paris que j’ai trouvé via la science-fiction une passerelle possible entre mes publications dans les journaux et mon exigence artistique.

Vous avez collaboré aux films Alien, Le Cinquième Elément. Comment avez-vous découvert la science-fiction ?

Quand j’étais adolescent, mon père m’a apporté un jour la revue Fiction, en me disant de la lire. Je lui ai obéi (rires) et j’ai vraiment aimé ! Cette revue mensuelle publiait des nouvelles traduites de revues américaines et des nouvelles françaises. J’ai découvert tous les grands auteurs, Heinlein, Asimov, Philip K. Dick, Jack Vance, Philip José Farmer, qui très vite sont devenus mes écrivains de référence. J’aimais la SF sociocosmique, où l’idée qu’un homme mis dans une situation d’extériorité représente le genre humain.

C’est cet intérêt pour la sciencefiction qui a engendré la création de Métal hurlant en 1975 ?

Il était nécessaire d’inventer ce magazine. Pour atteindre une capacité de création maximale, il fallait ruser d’une façon insupportable. Hergé avait créé une sorte de malentendu magique mais puissant : faire croire qu’il travaillait pour les enfants alors qu’il oeuvrait pour tout le monde, en expurgeant sa création de tout ce qui relevait de la sexualité. Nous voulions nous émanciper de cette méthode. S’émanciper, ça voulait dire travailler à l’intérieur, dans sa tête, mais aussi socialement, parce qu’il y avait des structures de surveillance très actives – l’Education nationale, les élus, les associations de parents et la police. Il ne faut pas oublier que, quand on a sorti Métal hurlant, on a aussi créé une revue appelée Ah ! Nana, son équivalent féminin et féministe. Elle s’est arrêtée au neuvième numéro après convocation au Quai des Orfèvres, avec interdiction d’affichage – ce qui signifiait la mort de la revue.

Vous y alliez fort aussi…

Ben non, il s’agissait d’un numéro spécial sur l’inceste, c’était cool ! (rires) En tout cas, ça secouait. A l’époque, l’expérimentation s’imposait, nous cherchions à établir une sorte de spectre de ce qui était possible. Pour ça, il fallait tester. Mais l’envie de bousculer, de choquer n’était pas si délibérée. Cela ressemblait aux sorties de classes, quand les élèves se déversent dans la cour de récré. Ils crient, et au bout de trente secondes, ça commence à se tasser. Nous, nous entrions dans la période “cri” ! C’était sympa comme tout. On avait en plus l’impression d’être à l’unisson de tout ce qui se passait en littérature, en musique, en mode, en art, une explosion artistique tous azimuts.

Vous aimez toujours la transgression ?

Pas systématiquement. Mais il y a des moments où elle est nécessaire. A l’heure actuelle, on est plutôt dans une période de résistance, de consolidation de conquêtes qui semblaient acquises mais qui, en fin de compte, ne le sont pas. Ce n’est pas facile. Et tous les gens qui par nature aiment la transgression doivent aujourd’hui ronger leur frein !

La résistance à l’autorité, c’est important pour vous ? J’ai vraiment un problème avec l’autorité et ceux qui l’incarnent, qu’il s’agisse d’un policier ou d’une personne dans mon entourage qui, d’un coup, devient autoritaire. Chaque fois, je dois faire un effort pour prendre du recul, sortir de ma pathologie de résistance ! Je dois reconstituer toute la structure sociale pour me dire que cette manifestation d’autorité peut se justifier – par deux millions d’années d’histoire ou je ne sais quoi ! En fait, je suis un anticorps à pattes ! (rires)

Vous n’avez jamais caché avoir pris de la drogue.

Ça faisait partie de la culture de toute une époque. J’ai utilisé le cannabis comme un outil de travail, à doses homéopathiques. Je fumais des herbes naturelles, ni traitées ni poussées. Une inhalation, même légère, me branchait sur une autre perception du monde, de moi-même, de mon réservoir émotionnel, de mots et de références. Ma relation au cannabis est particulière : j’ai été initié au Mexique en 1956 par des artistes qui m’ont transmis une sorte de cahier des charges : n’utiliser l’herbe que pour se transcender et surtout ne jamais mettre en danger son intégrité personnelle. Je ne me suis jamais trouvé dans une situation de dépendance. Je me désolidarise totalement de la manière, profane et perverse dont la fumette s’est répandue dans les sociétés occidentales. Voir des copains s’allumer des pétards le matin au réveil fut le signal de la dérive. Je me suis dit : “Mince, on sort du sacré !” Le cannabis est un maître un peu cruel, puissant et dangereux, il faut s’en approcher avec beaucoup de précautions et de méfiance.

Etes-vous à l’aise avec votre succès ?

J’ai très vite considéré le talent de dessinateur comme une sorte de passe-droit extraordinaire, avec tout ce que ça peut impliquer comme risque de corruption. Le succès donne un pouvoir, ça permet de couper les files d’attente. Récemment, j’étais à la Poste pour retirer un recommandé et je n’avais pas ma carte d’identité. Le gars me dit : “C’est pas la peine, monsieur Moebius, je vais vous apporter votre paquet.” Chaque fois, je m’interroge, juste pour éviter que ça aille de soi. Même si c’est ce que je désirais. On ne commence pas une carrière artistique en se disant : “Je ne veux pas être célèbre, je ne veux pas être aimé”. Je prends le succès avec l’esprit tranquille. L’exposition de la Fondation Cartier, c’est une volonté d’aller de l’avant, de progresser, d’étendre toujours l’image le plus loin possible, sans restriction. J’ai voulu être connu, non seulement par mes contemporains mais aussi dans l’avenir et me retrouver réintégré dans le passé. Etre connu aussi des anges, reconnu par les hiérarchies, célestes ou pas ! (rires)

Recueilli par Clarisse Bouillet et Anne-Claire Norot

Source LesInrocks

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