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Auteur de Louis la Guigne et du Décalogue, Frank Giroud est mort


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Scénariste de la série Le Décalogue ou Le Cercle de Minsk chez Glénat, il avait dernièrement initié la superbe série L’avocat au Lombard, en 2015. Mais c’est assurément avec Louis La Guigne dessiné par Dethorey, que le public l’a découvert – et s'est laissé conquérir. À 62 ans, Frank Giroud disparaît. 


Frank Giroud - Bulles en Seyne - P1420321
Frank Giroud - Yves Tennevin, CC BY SA 2.0

Originaire de Toulouse, où il est né le 3 mai 1956, il était agrégé d’histoire et devint scénariste de bande dessinée, après avoir été tour à tour comédien, auteur de nouvelles, graphiste et bien plus encore.
Il donna vie à Louis la Guigne en 1982, collaborant avec Dethorey à la création de ce marginal sympathique, qui traverse le début du XXe siècle avec furie et passion : de Paris à Naples, New York ou Berlin, c'est cette Europe en proie aux guerres et aux déchirures qui nous est racontée. Le succès lui permettra peu à peu d’abandonner toute autre activité pour se consacrer uniquement à l’écriture, raconte son éditeur Le Lombard.
Dès lors, il collabore régulièrement avec plusieurs magazines comme Spirou et Tintin, dans lesquels seront prépubliés ses albums. Des drames familiaux à la face cachée de l’Histoire, de la grande aventure aux récits intimistes en passant par le monde de l’espionnage ou de l’aviation, il a exploré les domaines les plus variés et fourni des scénarios à plus de cinquante dessinateurs.

Un imaginaire riche et prolifique


Ses histoires sont traduites dans une douzaine de langues et, avec Le Décalogue, il est détenteur d’un Album d’Or, qui couronne les rares séries vendues à plus d’un million d’exemplaires. Récompensé plusieurs fois à Angoulême, il obtient en 2002 le prestigieux « Max und Moritz » du meilleur scénariste international, succédant ainsi à Alan Moore, Pierre Christin et Jean Van Hamme.
Entre janvier 2010 et janvier 2012, il fera paraître chez Glénat les 14 tomes de Destins, l’histoire d’un hiold-up qui tourne très, très mal. Il supervisera l’ensemble des 14 tomes où se succédèrent 13 scénaristes et autant de dessinateurs.
« La diversité de son propos vient sans doute de la multiplicité de ses centres d’intérêt. Passionné par notre passé, il exerce de nombreuses activités (animateur, décorateur de vitrines, enseignant, économe, directeur de centres de loisirs, graphiste, accompagnateur de voyages...) avant de se lancer à temps plein dans l’écriture. Grand voyageur, il a vécu en Italie et au Para (Amazonie brésilienne), sillonné l’Afrique, l’Asie et une grande partie de l’Europe.
Après avoir hanté quelques cabarets en tant que conteur, il a prêté sa plume à la réalisation de sketches, de nouvelles, de comédies musicales, de chansons (entre autres pour Juliette) et même d’un roman, illustré par Yvon Le Corre et Laurent Vicomte
 », indiquent les éditions Glénat. Cette année, L'avocat reçut le prix Polar en séries 2018, remis lors de la manifestation lyonnaise, Quais du polar : c’est son acolyte et dessinateur Frédéric Volante qui était venue recevoir le prix. La récompense salue l’adaptabilité d’une œuvre pour une série audiovisuelle — et le jury cette année avait pourtant du lourd sous la main.

Frank Giroud est décédé vendredi 13 juillet à 62 ans. Né le 3 mai 1956 à Toulouse, Frank Giroud a d’abord mené de front deux ou trois carrières : celle d’ancien élève de l’école des Chartes de Paris, agrégé d’histoire, puis professeur au lycée français de Milan et enseignant enfin l’histoire à Grenoble ; celle d’accompagnateur de voyages organisés, ce qui lui a permis de visiter d’innombrables pays, d’Israël à l’Inde, de la Tunisie à la Thaïlande ; et celle, à laquelle il se destinait depuis toujours, de scénariste de bande dessinée.
La carrière de Frank, scénariste prolixe et talentueux, met en évidence son humanité, sa générosité et la curiosité qu’il portait à l’histoire des hommes et des femmes. L’historien réunit la documentation du scénariste, le voyageur découvre le monde que l’auteur raconte à la manière d’un grand reporter.

  Déjà collaborateur récurrent du magazine Vécu, il rejoint le Journal Spirou en 1988, et y crée « Missouri », publié dans la collection Repérages. Dès 1990, il offrira au label Aire Libre une magnifique collaboration avec Christian Lax : Les Oubliés d’Annam, La Fille aux Ibis, et Azrayen’. Ce sera ensuite « Quintett », une œuvre chorale à laquelle participent cinq dessinateurs différents, et dans laquelle il exprime avec talent sa propre analyse historique de la Première Guerre Mondiale. Dessinateur pour le plaisir, il aime à révéler le talent de ses partenaires graphiques. C’est ce qu’il fit avec « Secrets », une série dans laquelle Frank explore les secrets de famille, en relation avec des épisodes de l’histoire contemporaine. Son talent offre une quarantaine de magnifiques albums au catalogue des Éditions Dupuis.

Les Éditions Dupuis présentent de sincères et d’émues condoléances à sa famille, à sa compagne Virginie Greiner et à leur fille Thaïs. Le talent authentique de Frank Giroud, son sourire, ses visions originales et pertinentes et son accent chantant de Toulouse manqueront à la bande dessinée.

Celle qui avait donné un peu de sa vie au tueur du Golden State

Les différents portraits-robots du Golden State Killer au fil des ans.

Sur l’affiche du film Zodiac, sorti en 2007, il est inscrit : “There’s more than one way to loose your life to a killer” (“Il y a plus d’une façon de perdre sa vie à cause d’un tueur”). Michelle McNamara ne peut plus le nier.
Le 21 avril 2016, l’écrivaine s’allonge sur son lit dans la ferme intention de faire une nuit de huit heures. Depuis plusieurs années, depuis qu’elle travaille sur l’affaire du “Golden State Killer” en réalité, Michelle dort peu et mal. Elle se réveille au moindre bruit, reste des heures devant son ordinateur, ne pense plus qu’à cet homme sans visage, sans âge et sans nom. Ce soir-là, elle est fatiguée –plus que d’habitude– et elle avale un Adderall, un Xanax et du fentanyl, un antidouleur, pour s’aider à trouver le sommeil. Mais ce cocktail pharmaceutique, combiné à une malformation cardiaque non diagnostiquée, va provoquer une overdose accidentelle. Michelle McNamara ne se réveillera pas. Le projet de sa vie, le livre I’ll Be Gone in the Dark, est inachevé : reste 3 500 fichiers en vrac sur un ordinateur, des tonnes de notes, des listes à n’en plus finir – et une “lettre à un vieux monsieur”. Dans celle-ci, publiée intacte à la fin de l’ouvrage, Michelle s’adresse à l’homme qui la hante, et qu’elle a elle-même renommé “le Golden State Killer” : “Après le 4 mai 1986, tu as disparu. Certains pensent que tu es mort. D’autres que tu es en prison. Pas moi. Je pense que tu as disparu quand le monde a commencé à changer. La technologie progresse. Tu as vu que tes adversaires gagnaient du terrain. Un jour prochain, tu entendras une voiture se garer dans l’allée. Des pas vers la porte. Comme Edward Wayne Edwards, 29 ans après qu’il a tué Timothy Hack et Kelly Drew dans le Wisconsin. Comme Kenneth Lee Hicks, 30 ans après le meurtre de Lori Billingsley dans l’Oregon. La sonnette retentit. Respire. Serre les dents. C’est comme ça que tout s’arrête pour toi.” Le 25 avril dernier, deux ans presque jour pour jour après la mort de Michelle McNamara, Joseph James DeAngelo, 72 ans, a été arrêté par la police californienne.

51 viols entre 1976 et 1979

I’ll Be Gone in the Dark est sorti fin février, complété par le chercheur Paul Haynes, qui traquait le Golden State Killer aux côtés de Michelle, et un ami de celle-ci, le journaliste Billy Jensen. Il leur faudra plus d’un an pour compiler les parties déjà rédigées par l’auteure, ainsi que les différentes pistes qu’elle a laissées. Il faut dire que les crimes du Golden State Killer s’étendent sur dix ans. L’homme commence par violer des jeunes femmes seules chez elles dans la région de Sacramento – 51 viols entre 1976 et 1979 – et hérite du surnom de “East Area Rapist”. McNamara écrit en 2013 un premier article pour le Los Angeles Magazine, qui deviendra plus tard la base de son livre : “Pour se focaliser sur une victime, il pénétrait souvent dans la maison en l’absence de ses habitants, il s’habituait au lieu, étudiait les photos de famille, mémorisait les noms. Les
L’une des tristes vérités que j’ai apprises en étudiant les tueurs en série est que le marketing compte. Depuis Jack l’Éventreur, les tueurs en série élaborent eux-mêmes leur surnom
Michelle McNamara
victimes ont souvent reçu des coups de fil bizarres avant et après l’attaque. Il désactivait les lumières des porches et ouvraient les fenêtres. Il vidait les armes de leurs balles. Tout cela lui donnait un avantage considérable : quand vous êtes réveillée d’un profond sommeil par une lumière aveuglante et un homme portant un masque de ski, il est toujours un étranger pour vous, mais vous ne l’êtes pas pour lui.” De 1979 à 1986, un homme attaque des couples, chez eux, du côté de Santa Barbara. Sa routine consiste à demander à la femme d’attacher l’homme, puis à la violer, avant de les assassiner tous les deux. Il sera connu sous le nom de “Original Night Stalker”. Il faudra attendre 2001 pour que des analyses ADN prouvent que ces deux criminels ne sont qu’un seul et même homme. Après le meurtre de Janelle Cruz, 18 ans, à Irvine, le meurtrier ne frappe plus, et plus grand monde ne s’intéresse à lui. Jusqu’à ce que Michelle McNamara s’en mêle. “L’une des tristes vérités que j’ai apprises en étudiant les tueurs en série est que le marketing compte, écrit-elle. Depuis que Jack l’Éventreur a terrorisé le Londres du XIXe, les tueurs en série semblent avoir appris la leçon et certains élaborent eux-mêmes leur surnom. Le tueur du Zodiac, par exemple, s’est lui-même présenté ainsi dans une lettre au San Francisco Examiner en 1969. En comparaison, une recherche Google sur ‘EAR/ONS’ (East Area Rapist/Original Night Stalker) donne à peine 11 000 résultats. J’ai inventé le nom de Golden State Killer parce que ses multiples crimes se situent à différents endroits de la Californie. Et le nom est plus mémorable – à moins que, comme moi, vous saviez beaucoup trop de choses sur un tueur en série possiblement mort, dont le dernier meurtre date de la présidence de Ronald Reagan.” Désormais associée à un nom plus catchy, l’enquête reprend de plus belle.
“Mon obsession pour les crimes irrésolus remonte au 1er août 1984, écrit McNamara. Une voisine à Oak Park, dans l’Illinois, a été retrouvée assassinée. Je connaissais la famille de Kathleen Lombardo de l’église. Elle est partie courir et on l’a traînée dans une allée. Les voisins ont raconté avoir vu un homme en t-shirt jaune observant Kathleen pendant qu’elle courait. Il lui a tranché la gorge. J’avais 14 ans, j’étais une pom-pom girl en baskets dont l’expérience de détective commençait et s’arrêtait avec Nancy Drew. Pourtant, plusieurs jours après le meurtre, sans le dire à personne, je suis allée sur les lieux du crime. Sur le sol, j’ai vu des morceaux du Walkman cassé de Kathleen. Je les ai ramassés. Ce qui m’a saisie était le spectre de ce point d’interrogation à l’endroit où devait se trouver le visage de l’assassin. Le vide de son identité m’a paru violemment puissant. Le meurtrier n’a jamais été retrouvé.” Michelle McNamara grandit et devient scénariste à Hollywood. C’est là qu’elle rencontre son mari, l’acteur Patton Oswalt, avec qui elle aura une fille en 2009. En 2006, encouragée par Oswalt, elle lance un blog sur lequel elle écrit sur plus d’une centaine de crimes irrésolus, http://truecrimediary.com. “Elle disait toujours : ‘Je m’en fiche si je dois aller l’arrêter moi-même, je veux juste le voir dans des menottes, une porte de prison se fermant derrière lui.’ Elle avait besoin de justice, pas de gloire”, écrit Oswalt dans l’épilogue de I’ll Be Gone in the Dark.

“Ça m’obsède, ce n’est pas sain”

C’est en 2010, en lisant Suden Terror du détective retraité Larry Crompton, que Michelle McNamara découvre l’affaire de celui qu’elle n’appelle pas encore le Golden State Killer. “Je l’ai googlé, et je suis tombée sur un forum, se souvient-elle dans son livre. Avant même de m’en rendre compte, j’avais lu les 20 000 posts sur le sujet.” L’auteure ne peut s’empêcher de penser que cette affaire est prenable. “Il a laissé derrière lui tellement de victimes et tellement d’indices…” rumine-t-
Il y avait des matins où je lui apportais le café, elle sanglotait à son ordinateur, frustrée par une nouvelle piste qui n’avait rien donné. Puis elle buvait une gorgée, s’essuyait les yeux, et y retournait. Une nouvelle fenêtre s’était ouverte, une nouvelle idée, un nouveau lien
Patton Oswalt, le mari de Michelle
elle. En 2011, lorsqu’elle commence à écrire à traiter de l’affaire sur son blog, elle écrit : “Ça m’obsède, ce n’est pas sain. Le jour, je suis une mère au foyer de 42 ans ; la nuit, je suis une détective DIY. Quand ma famille va se coucher, je commence à cliquer, je fouille dans des pages jaunes digitalisées, des annuaires d’école, des scènes de crime sur Google Map : un puits sans fond d’éventuelles pistes pour la détective qui existe désormais dans le monde virtuel.” Son mari se souvient : “Il y avait des matins où je lui apportais le café, elle sanglotait à son ordinateur, frustrée par une nouvelle piste qui n’avait rien donné. Puis elle buvait une gorgée, s’essuyait les yeux, et y retournait. Une nouvelle fenêtre s’était ouverte, une nouvelle idée, un nouveau lien.” Michelle lit trop, cherche trop : elle connaît tous les détails gores de chaque meurtre, les mots qu’il a susurrés à ses victimes, les regrets de tous les détectives qui l’ont traqué. “Il y a un cri, logé en permanence dans ma gorge désormais”, écrit-elle encore. Une nuit, elle s’endort sur les fichiers policiers qu’elle a récupérés. La porte de la chambre grince. Michelle se réveille, attrape une lampe de chevet et la lance au visage de l’intrus… qui n’est en fait que son mari. Oswalt n’est pas tant perturbé par l’attaque de sa femme que par ce qu’elle lui a hurlé dans le noir : “Qui es-tu ?” Bientôt, Michelle ne dort plus. C’est à ce moment-là qu’elle se fait prescrire des médicaments contre l’hyperactivité et des anxiolytiques. Ceux qui l’ont fait s’endormir pour la dernière fois il y a deux ans.
Lorsque Billy Jensen et Paul Haynes reprennent le dossier, ils découvrent des listes : “Demander à Debbi D pour la lampe de poche”, “Finir l’annuaire des résidents de Goleta”, “Trouver un moyen de soumettre un ADN à 23andMe ou Ancestry.com”… Cette dernière théorie obsède particulièrement Michelle. Depuis quelque temps, des sites de généalogie recueillent l’ADN de personnes qui l’envoient volontairement pour en apprendre davantage sur leurs ancêtres. Par regroupement familial, il est beaucoup plus facile de retrouver des membres de sa famille via un ADN commun. Ces sites bénéficient d’une réserve de données extrêmement précieuse – 2,5 millions de profils sur Ancestry.com – mais inaccessible. “Malheureusement, ces compagnies refusent de collaborer avec la police, invoquant des problèmes de confidentialité, regrettent Jensen et Haynes. L’idée que la réponse au mystère se trouve dans ces bases de données empêchait Michelle de dormir. Si seulement on pouvait soumettre ce que l’on a sur le meurtrier à l’un de ces sites, il y a de fortes chances que nous trouvions des cousins au second ou troisième degré, ce qui permettrait ensuite de remonter jusqu’à lui.” Le 26 avril, au lendemain de l’arrestation du suspect, le procureur Steve Grippi a confirmé que la police avait utilisé plusieurs sites de généalogie, notamment GEDmatch, un site “ouvert”, dans l’enquête qui a mené, en quelques jours seulement, à l’identification du Golden State Killer, de son vrai nom Joseph James DeAngelo. Pendant ce temps, sur Instagram, Patton Oswalt enregistrait une courte vidéo à bord d’un avion, pour déclarer publiquement : “Je crois que tu l’as eu, Michelle !”
Par Hélène Coutard

“Edward Snowden est un héros”



En juin 2013, alors qu'il est l'homme le plus recherché de la planète, Edward Snowden se planque dans les bas-fonds de Hong Kong. Il passe plusieurs nuits dans l'appartement de Vanessa Rodel, une demandeuse d'asile originaire des Philippines. Depuis, l'ancien employé de la NSA a trouvé refuge en Russie. Vanessa, elle, vit toujours dans l'ancienne colonie britannique et se bat contre la justice hongkongaise. L'aide portée au lanceur d'alertes lui vaut de sérieux ennuis judiciaires. Elle se retrouve en situation irrégulière, menacée d'expulsion et risque de perdre la garde de sa fille âgée de 6 ans.

Où en est votre combat judiciaire ? Avez-vous obtenu une demande d’asile ?

Ma demande auprès des autorités hongkongaises a été rejetée. J’attends la décision en appel. Ma fille et moi sommes expulsables. On peut se faire arrêter à tout moment. On risque d’être séparées, et moi d’être reconduite aux Philippines. Ma fille est apatride. Notre avenir à toutes les deux est très incertain.

Lors de votre arrivée à Hong-Kong, vous travailliez comme femme de ménage. Depuis votre demande d’asile, vous avez cessé toute activité. De quoi vivez-vous désormais ?

Je n’ai pas le droit de travailler. Les autorités de Hong-Kong l’interdisent. C’est le cas pour tous les demandeurs d’asile, ici. Si on se fait arrêter, on risque 22 mois de prison ferme. C’est la règle. Les demandeurs d’asile doivent rester chez eux. Je ne fais rien. Je suis énervée, ça me déprime.

De quoi vivez-vous, alors ?

Nos seules ressources proviennent des donations de l’association For the Refugees, qui nous vient en aide, à moi et aux deux autres familles qui ont hébergé Edward Snowden. Des particuliers font des dons sur le site internet.

Comment expliquez-vous la situation à votre fille ?

Je lui dis que l’on vit un moment difficile mais que l’on va s’en sortir. Elle a la chance d’aller dans une bonne école, une très bonne école même. On est épaulées. On a de bons amis parmi les réfugiés. J’aimerais que ma fille aille à l’université, fasse des études, obtienne un bon travail. Elle aimerait être pilote d’avion.
Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide
Vanessa Rodel

Les autorités hongkongaises vous accusent de mensonge. Selon elles, vous n’avez jamais rencontré Edward Snowden. Que leur répondez-vous ?

Ces gens se fichent de la vérité. Quand ils ont rejeté mon cas en première instance, ils m’avaient fait comprendre le contraire. Que parce que j’avais aidé M. Snowden, je devais servir d’exemple. Maintenant, ils me traitent de menteuse…

Que souhaitez-vous ? Où voulez-vous vivre à l’avenir ?

Ce que je souhaite, c’est la sécurité pour ma fille et moi. Légalement parlant, on n’est pas en sécurité à Hong Kong. L’ambassade des Philippines ne nous est d’aucune aide. Elle n’a aucun intérêt à m’aider. J’aimerais partir au Canada. On fait une demande d’asile auprès des autorités canadiennes, j’espère que cela va aboutir.

Regrettez-vous d’avoir aidé Edward Snowden ? Lui avoir ouvert la porte vous a surtout attiré un paquet d’ennuis…

Jamais. Surtout pas ! Je ne regrette rien. Edward Snowden m’a toujours aidée. Il n’a jamais arrêté d’afficher son soutien. Pour moi, c’est un héros. Il a changé ma vie, pour le mieux.
Par Pierre-Philippe Berson / Photo : Emmanuel Serna

“Je voulais équilibrer un peu les histoires qui racontent l’Afrique”

La réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu a vu son film Rafiki être interdit dans son pays, puis ovationné à Cannes, où il a été présenté dans la catégorie Un certain regard. Elle nous en dit un peu plus.  
 

Le film questionne ce que c’est d’être ‘une jeune fille kenyane typique’, comme le dit l’un de vos personnages. C’est un questionnement avec lequel vous avez grandi?

Dans tous mes films, je cherche la même chose, je me pose toujours la même question : à qui et à quoi j’appartiens ? À quel endroit ? Quelle est ma place ? Dans ce film, on s’est posé cette question à travers le thème de l’identité et de l’acceptation. C’est la question que pose l’écrivaine Lucille Clifton : ‘Où avez-vous voyagé au-delà de votre propre sécurité ?’ J’ai donc commencé à me demander si le fait de choisir entre ma sécurité et autre chose altèrerait mon identité ? Mais c’est une question que je me suis posée toute ma vie parce que j’ai toujours pensé que j’avais un petit quelque chose de différent, que je n’étais pas ‘typique’.

Vous avez grandi à Nairobi dans les années 80. Quel était votre rapport au cinéma, à la littérature et au fait de raconter des histoires à l’époque ?

Au Kenya, les artistes ont la vie dure. Certains ont dû s’exiler. Mes parents étaient réticents à l’idée que je devienne une artiste. C’était difficile pour eux d’imaginer que leur enfant puisse choisir une vie aussi difficile. Quand j’étais jeune, le mot ‘artiste’ signifiait ‘dissident’. C’était étrange de grandir sous Daniel Arap Moi, qui était un dictateur. Tous les matins, on devait chanter des chansons qui parlaient du président. Beaucoup d’artistes devaient réaliser des monuments à sa gloire. À l’époque, l’art avait quelque chose à voir avec la fierté nationale. Ce n’était jamais de l’art pour l’art, il n’était jamais vraiment question d’expression artistique. Petite, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et plus tard, j’ai réalisé qu’aucun des livres que j’avais lus n’avait de personnage noir ou africain. Aucun ne me ressemblait.
“Notre Constitution est jeune, elle a seulement huit ans et je pense qu’il faut parfois des lois pour changer l’état d’esprit des gens”
C’est quand j’ai commencé à faire du cinéma que je me suis dit que, évidemment, je voulais représenter la réalité et les gens qui me sont familiers. Je lisais des auteurs comme Judy Blume, des auteurs américains et anglais qui ne connaissaient rien au contexte dans lequel j’évoluais, et c’est seulement en arrivant au lycée que j’ai commencé à lire des auteurs africains. Au cinéma, pareil. Je regardais des comédies musicales. Je les aimais toutes, Mary Poppins, My Fair Lady. Sous Moi, beaucoup de livres étaient interdits, de nombreux d’auteurs finissaient en prison. C’est devenu difficile pour les artistes de créer. Quand je suis partie étudier en Angleterre à l’âge de 16 ans, ma mère m’a demandé de lui envoyer un livre qui était interdit au Kenya. Elle m’a dit de le faire passer en douce, en le cachant dans des vêtements à l’intérieur de ma valise.

Vous vous définissez souvent comme une conteuse d’histoires. Est ce une manière pour vous d’échapper aux étiquettes de ‘femme cinéaste’, ‘cinéaste africaine’ ou ‘première réalisatrice kenyane à Cannes’ ?

Quelque part, oui. J’aime faire des films mais j’ai envie d’expérimenter différentes manières de raconter des histoires, j’ai envie d’écrire des livres pour enfants, des pièces. À vrai dire, je n’ai pas peur de la manière dont les gens m’étiquettent. Ils me définissent comme ça les arrange. Même à Cannes, je pense que les gens pensent à moi comme ‘la cinéaste kenyane’. C’est plus facile pour eux. Peut-être qu’ils ne pensent pas assez large, qu’ils ne pensent pas au vrai sens de l’égalité. Les gens ici sont tous ‘cinéastes’. Voilà ce qu’on est, c’est tout.

Qu’est ce qui a déclenché votre envie de raconter cette histoire d’amour moderne au Kenya?

Quand j’ai lu Jambula Tree (le livre dont est adapté Rafiki, ndlr), j’ai été frappée par cette envie de jeunesse, cette énergie, cette naïveté, cette innocence et par la manière dont ces deux filles confrontent ce qui les sépare pour s’aimer et être ensemble. Quand j’étais petite et que j’ai découvert un film avec deux personnages africains qui s’aimaient, j’étais choquée : ‘Mon dieu, même les Africains peuvent tomber amoureux!’ Je n’avais jamais vu ça au cinéma. Je voyais des Américains tomber amoureux, des Européens, des Indiens à Bollywood.

Vous avez d’ailleurs créé Afrobubblegum, un site qui soutient la création africaine, pour changer l’image du continent au cinéma et dans les médias.

Oui, c’est un genre d’art africain –musique, littérature, cinéma, arts graphiques– fun, féroce et frivole. Avec de la joie et de l’espoir. Je voulais célébrer ça : l’énergie et la frivolité. Beaucoup trop souvent, l’Afrique est décrite comme un continent où il ne se passe que des choses sérieuses. Où il n’est question que du sida, de guerre, etc. Comme si on ne commandait jamais de pizzas, on ne mâchait jamais de chewing-gums, on ne couchait jamais avec la mauvaise personne.
“Dès que je fais quelque chose, je veux qu’il y ait un élément de joie et d’espoir sur l’Afrique”
On peut faire tout ça en même temps. On n’a pas qu’une dimension. Même dans les moments difficiles. J’ai un ami qui fait des documentaires au Soudan. Pendant qu’il tournait, il y avait des bombes qui tombaient sur les villages. Il y a ces espèces d’abris dans lesquels courent se réfugier les habitants. Dès que c’est fini, tout le monde se met à rire et à faire des blagues sur la manière de courir ou de sauter d’untel. Je voulais équilibrer un peu les histoires qui racontent l’Afrique. L’un des problèmes, c’est que l’argent que l’on reçoit en tant qu’artistes –puisqu’il n’y a pas tant de soutien à l’art et à la culture– vient des ONG. En Afrique subsaharienne, l’argent de la culture vient de personnes qui essaient de faire avancer des idées ou faire des films éducatifs. Donc il y a peu d’espace pour créer et s’exprimer librement. Quelque part, j’en ai fait ma mission avec Afrobubblegum : dès que je fais quelque chose, je veux qu’il y ait un élément de joie et d’espoir sur l’Afrique.

Vous dites que vous avez grandi en pensant que l’art était lié à une forme de dissidence. C’est quelque chose qui a impacté votre travail sur Rafiki ? Vous deviez savoir que le film allait poser problème au Kenya.

On se doutait que l’on serait interdit. Mais bon, quand je vais me coucher, j’essaie toujours de me dire que demain sera un jour meilleur. Donc même si ce n’était pas une grosse surprise, j’ai été déçue et affectée par cette décision. Je m’y attendais mais je n’étais pas préparée à ce sentiment de déception. Et je sais que ce n’est pas forcément personnel. Mais quelque part, ça l’est, puisque ça veut dire : ‘Vous n’avez pas votre mot à dire, vous n’avez pas le droit de vous exprimer.’ Pire, le plus tragique, c’est qu’ils m’ont demandé de changer la fin. Ils pensaient qu’elle était trop joyeuse et qu’elle disait aux homosexuels et à la communauté LGBT qu’ils était acceptés. Ce qui est anticonstitutionnel, car dans la Constitution, on a le droit d’exister, quelle que soit notre identité, sans discrimination. Notre Constitution est jeune, elle a seulement huit ans et je pense qu’il faut parfois des lois pour changer l’état d’esprit des gens. C’est quelque chose que l’on observe pour tout, même en France avec le mariage homosexuel.

Quelle est votre situation ? Vous rentrez au Kenya après le festival ?

Bien sûr, je n’ai enfreint aucune loi même si les autorités menacent de m’arrêter. Si on doit aller au tribunal, je peux prouver que je n’ai violé aucune loi. Mais je pense qu’ils ne font ça que pour m’intimider.
Par Arthur Cerf et Sophie Garric, à Cannes, en partenariat avec le CNC

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